Commissaire Broussard
Mémoires (tome II, 1998)
extrait du chapitre La justice en otage

(…) En début d’après-midi, vers 14 heures, Khalki demanda à s’entretenir par téléphone avec le consul du Maroc. Cette conversation, en arabe, allait marquer le début d’une « affaire dans l’affaire ».
Le diplomate indiqua en effet à son compatriote qu’en cas de reddition pure et simple, il serait aussitôt expulsé vers son pays sans être jugé en France. Le ministère de l’Intérieur avait donné des assurances en ce sens. Intrigué par cette promesse dont je n’avais pas été informé, je demandais des précisions au préfet Chevance. Plutôt embarrassé, ce dernier reconnut avoir reçu des instructions et même une télécopie de l’arrêté de Pierre Joxe ! Personne n’avait non plus sollicité l’avis du procureur Janvier, magistrat qui avait toujours fait preuve d’une loyauté sans faille à notre égard.
Même si elle pouvait éventuellement aider à débloquer la situation, la décision du ministère était choquante à plus d’un titre. D’abord parce qu’un preneur d’otages, qui avait ridiculisé l’autorité de l’État, allait être seulement expulsé. Ensuite parce que je n’avais pas eu connaissance de cet arrêté : après avoir tant soutenu le RAID, Pierre Joxe nous « doublait » le jour des grands débuts ! Depuis mon arrivée à Nantes, j’avais pourtant eu l’occasion de m’entretenir à plusieurs reprises avec lui ou ses conseillers… Personne ne m’avait informé de cette décision prise en catimini ! Mais l’heure n’était pas aux polémiques. Il fallait d’abord penser aux quatre derniers otages. Aussi décidai-je d’informer moi-même Courtois de la mesure concernant Khalki. En aucun cas, je ne devais lui montrer mon hostilité à la décision ministérielle. Si contestable fût-il, l’arrêté de Pierre Joxe était un élément nouveau dont je devais tenir compte dans les discussions. Courtois et Thiolet accepteraient peut-être de se rendre à condition que leur ami Khalki ait l’assurance d’être expulsé.
En début d’après midi, les truands rejetèrent la proposition d’expulsion.
(… )
Je m’approche pour lui expliquer qu’aucun appareil ne décollera ce soir, en raison des conditions météo. Je leur rappelle également (je suis bien obligé de le faire !) les propositions du ministère concernant Khalki. Mais le Marocain, imperturbable, répète qu’il n’attend aucune mansuétude de notre part. Je ne sais pas s’il bluffe ou s’il croit encore à une issue favorable, mais son attitude est impressionnante de fermeté. Il reste solidaire de ses amis.
Courtois, lui, cherche une issue honorable. Il doit penser qu’après tout il n’y aurait pas de honte à capituler pour éviter la prison à Khalki !
On vient alors me prévenir de retourner immédiatement à l’aérogare. Le préfet Chevance me confirme la décision de Pierre Joxe concernant l’expulsion du Marocain. Mais il y a un problème, et de taille : le consul a appris, par son ambassade, que son pays refusait d’accueillir Khalki !
Autrement dit, il faut l’expulser mais sans savoir où ! Je proteste une nouvelle fois contre cette manière de procéder, tant sur le fond que sur la forme. Je reste persuadé que nous n’avons pas besoin de cet arrêté pour trouver une solution. Quelques instants plus tard, Mancini m’indique d’ailleurs par radio que les truands sont sur le point de se rendre et que le Marocain souhaite voir le consul. Celui-ci monte alors dans ma voiture et nous repartons vers l’Espace.
En route le diplomate me montre la copie de l’arrêté et insiste sur le fait qu’aucun pays de destination n’est mentionné dans le texte. Dans ces quelques lignes, pour le moins floues, on peut lire que « la présence de l’intéressé représentant une menace particulièrement grave pour la sécurité publique, son éloignement du territoire constitue une nécessité impérieuse et urgente ». Le consul me confirme que le Maroc n’a pas donné son accord pour accueillir Khalki. On ne peut pas dire qu’il soit vraiment à l’aise. Il se sent piégé. Cette histoire d’arrêté ne lui paraît pas très honorable. Mais à partir du moment où le gouvernement français s’est engagé par écrit, il n’a rien à dire, juste à « transmettre » la décision à Khalki.
Celui-ci s’entretient un moment avec le diplomate, à voix basse et en arabe. S’il est d’accord pour se rendre, il refuse de toute façon l’expulsion vers le Maroc, de peur d’être aussitôt emprisonné. Sans grande conviction, il envisage diverses solutions : le Liban, l’Iran… Je lui indique alors qu’il faudra attendre plusieurs jours avant d’obtenir l’accord de l’un ou l’autre de ces pays. Méfiant, il sollicite l’avis de deux magistrats otages sur la valeur juridique du document.
À force de discussion, Khalki finit par accepter de se rendre. Je suis persuadé qu’il sera effectivement expulsé vers le Maroc ou un autre pays. En m’appuyant sur la décision de Pierre Joxe, je donne ma parole qu’il en sera ainsi. Courtois s’engage alors à relâcher les deux derniers otages. Il pose simplement une dernière condition, aussitôt accordée : expliquer aux journalistes la manière dont l’affaire s’est conclue.
C’est ainsi que Georges Courtois, conduit vers l’aérogare à l’arrière d’une voiture du RAID, fera sa dernière
déclaration aux médias. (…)
(…) D’autres attaques allaient me toucher davantage : celles concernant « l’affaire Khalki ». Car il y eut « une affaire Khalki », fruit de la hargne de certains avocats et de la lâcheté du ministère de l’Intérieur.
On se souvient que le Marocain croyait être expulsé vers le pays de son choix. Le vendredi 20 décembre au soir, à l’aéroport, j’avais donné ma parole sur ce point, en m’appuyant sur l’arrêté. Je pensais que la France tiendrait ses engagements. Je me trompais, tout comme Khalki et Courtois. Chacun à notre manière nous allions être bernés.
Sous prétexte que le Maroc avait finalement refusé d’accueillir son ressortissant, le ministère de l’Intérieur et la chancellerie laissèrent pourrir la situation, sans chercher d’autres solutions. Arrivé au terme de sa garde à vue, le 22 décembre 1985 à 20 h 40, Khalki ne fut plus expulsable, en raison des poursuites engagées à son encontre par la justice française ! Quoi que l’on puisse penser de lui, le Marocain avait été victime d’un coup fourré, d’une promesse non tenue.
Il fallait bien un responsable, il en faut toujours un. Dans les heures qui suivirent, le 23 décembre, j’appris que c’était moi. Selon mes accusateurs je n’avais pas tenu parole ! Ils savaient pourtant que j’étais personnellement opposé à l’expulsion. Ils savaient aussi que j’avais agi sur ordre, en m’appuyant sur une décision de Pierre Joxe. De même, ils avaient tous connaissance de la décision du procureur de la République de s’opposer « à toute notification et à toute exécution de l’arrêté d’expulsion si ce jour, 22 décembre 1985, avant 20 h 40, heure de fin de garde à vue du dénommé Khalki, il n’avait pas reçu l’ordre écrit de la chancellerie de le remettre à l’autorité administrative ». Ces mêmes accusateurs savaient enfin que le refus du Maroc était intervenu dès le vendredi après-midi, lorsque le consul avait reçu des consignes de son ambassade. Malgré tout, ils continuaient à m’attribuer le rôle du « traître » ayant agi de sa propre initiative. Je n’étais pas dupe : le ministre de l’Intérieur redoutant d’être mis en cause s’était arrangé pour me faire porter le chapeau !
Profondément meurtri par ces attaques — mon honneur d’homme était en cause —, je finis par exiger une mise au point. Je crois n’avoir été jamais aussi incisif envers un ministre et son entourage. Il était temps de dire la vérité sur ce tour de passe-passe.
Après bien des tergiversations, signe du malaise qui régnait Place Beauvau, le ministère se fendit d’un communiqué dénonçant les « interprétations erronées » et « certaines mises en cause ». Dans ce texte soupesé au mot près, il était écrit : « Un arrêté selon la procédure d’urgence absolue visant Abdelkrim Khalki a été signé, à toutes fins utiles, dès jeudi après-midi au ministère de l’Intérieur, une convention judiciaire franco-marocaine permettant qu’un ressortissant marocain soit poursuivi dans son pays pour des infractions commises en France. Dans la phase finale des négociations, conformément aux instructions reçues, le préfet Broussard, en compagnie du consul du Maroc porteur de cet arrêté, a pu, en présentant ce document, amener les trois repris de justice à libérer les magistrats encore retenus en otages et à se rendre. Cet arrêté d’expulsion n’a pas pu, par la suite, être mis à exécution en raison du refus des autorités marocaines. Dès lors, la garde à vue touchant à son terme, une information judiciaire a été ouverte et les malfaiteurs ont été inculpés. »
Le ministère omettait de préciser que le Maroc avait fait connaître son refus avant la « phase finale » des négociations et non après : la preuve, il n’y avait aucun pays de mentionné sur l’arrêté ! Autrement dit, l’argument avancé pour renoncer à l’expulsion de Khalki — « le refus des autorités marocaines » — n’était pas très convaincant. Pour ma part, il était clairement spécifié que j’avais agi « conformément aux instructions reçues ».
L’affaire nantaise allait cependant connaître d’autres rebondissements en 1986. Khalki fit soixante-treize jours de grève de la faim pour essayer d’obtenir gain de cause. Certains otages voulurent aussi déposer plainte contre moi, m’accusant de leur avoir fait courir des risques inutiles. Enfin, une association de soutien aux trois truands se créa et une organisation de pseudo-terroristes se livra à quelques menaces et ont revendiqué une série d’actes de sabotage commis dans le métro parisien, et sur le réseau SNCF. Dans l’immédiat, j’étais réduit au silence. Je devais attendre le procès pour m’exprimer à mon tour. Parler des négociations, du comportement des uns et des autres, des promesses non tenues. J’avais bien l’intention de mettre un terme aux accusations.(…)