(…) En début d’après-midi, vers 14 heures, Khalki demanda
à s’entretenir par téléphone avec le consul du Maroc.
Cette conversation, en arabe, allait marquer le début d’une «
affaire dans l’affaire ».
Le diplomate indiqua en effet à son compatriote qu’en cas de
reddition pure et simple, il serait aussitôt expulsé vers
son pays sans être jugé en France. Le ministère de
l’Intérieur avait donné des assurances en ce sens. Intrigué
par cette promesse dont je n’avais pas été informé,
je demandais des précisions au préfet Chevance. Plutôt
embarrassé, ce dernier reconnut avoir reçu des instructions
et même une télécopie de l’arrêté de Pierre
Joxe ! Personne n’avait non plus sollicité l’avis du procureur Janvier,
magistrat qui avait toujours fait preuve d’une loyauté sans faille
à notre égard.
Même si elle pouvait éventuellement aider à débloquer
la situation, la décision du ministère était choquante
à plus d’un titre. D’abord parce qu’un preneur d’otages, qui avait
ridiculisé l’autorité de l’État, allait être
seulement expulsé. Ensuite parce que je n’avais pas eu connaissance
de cet arrêté : après avoir tant soutenu le RAID, Pierre
Joxe nous « doublait » le jour des grands débuts ! Depuis
mon arrivée à Nantes, j’avais pourtant eu l’occasion de m’entretenir
à plusieurs reprises avec lui ou ses conseillers… Personne ne m’avait
informé de cette décision prise en catimini ! Mais l’heure
n’était pas aux polémiques. Il fallait d’abord penser aux
quatre derniers otages. Aussi décidai-je d’informer moi-même
Courtois de la mesure concernant Khalki. En aucun cas, je ne devais lui
montrer mon hostilité à la décision ministérielle.
Si contestable fût-il, l’arrêté de Pierre Joxe était
un élément nouveau dont je devais tenir compte dans les discussions.
Courtois et Thiolet accepteraient peut-être de se rendre à
condition que leur ami Khalki ait l’assurance d’être expulsé.
En début d’après midi, les truands rejetèrent
la proposition d’expulsion.
(… )
Je m’approche pour lui expliquer qu’aucun appareil ne décollera
ce soir, en raison des conditions météo. Je leur rappelle
également (je suis bien obligé de le faire !) les propositions
du ministère concernant Khalki. Mais le Marocain, imperturbable,
répète qu’il n’attend aucune mansuétude de notre part.
Je ne sais pas s’il bluffe ou s’il croit encore à une issue favorable,
mais son attitude est impressionnante de fermeté. Il reste solidaire
de ses amis.
Courtois, lui, cherche une issue honorable. Il doit penser qu’après
tout il n’y aurait pas de honte à capituler pour éviter la
prison à Khalki !
On vient alors me prévenir de retourner immédiatement
à l’aérogare. Le préfet Chevance me confirme la décision
de Pierre Joxe concernant l’expulsion du Marocain. Mais il y a un problème,
et de taille : le consul a appris, par son ambassade, que son pays refusait
d’accueillir Khalki !
Autrement dit, il faut l’expulser mais sans savoir où ! Je proteste
une nouvelle fois contre cette manière de procéder, tant
sur le fond que sur la forme. Je reste persuadé que nous n’avons
pas besoin de cet arrêté pour trouver une solution. Quelques
instants plus tard, Mancini m’indique d’ailleurs par radio que les truands
sont sur le point de se rendre et que le Marocain souhaite voir le consul.
Celui-ci monte alors dans ma voiture et nous repartons vers l’Espace.
En route le diplomate me montre la copie de l’arrêté et
insiste sur le fait qu’aucun pays de destination n’est mentionné
dans le texte. Dans ces quelques lignes, pour le moins floues, on peut
lire que « la présence de l’intéressé représentant
une menace particulièrement grave pour la sécurité
publique, son éloignement du territoire constitue une nécessité
impérieuse et urgente ». Le consul me confirme que le Maroc
n’a pas donné son accord pour accueillir Khalki. On ne peut pas
dire qu’il soit vraiment à l’aise. Il se sent piégé.
Cette histoire d’arrêté ne lui paraît pas très
honorable. Mais à partir du moment où le gouvernement français
s’est engagé par écrit, il n’a rien à dire, juste
à « transmettre » la décision à Khalki.
Celui-ci s’entretient un moment avec le diplomate, à voix basse
et en arabe. S’il est d’accord pour se rendre, il refuse de toute façon
l’expulsion vers le Maroc, de peur d’être aussitôt emprisonné.
Sans grande conviction, il envisage diverses solutions : le Liban, l’Iran…
Je lui indique alors qu’il faudra attendre plusieurs jours avant d’obtenir
l’accord de l’un ou l’autre de ces pays. Méfiant, il sollicite l’avis
de deux magistrats otages sur la valeur juridique du document.
À force de discussion, Khalki finit par accepter de se rendre.
Je suis persuadé qu’il sera effectivement expulsé vers le
Maroc ou un autre pays. En m’appuyant sur la décision de Pierre
Joxe, je donne ma parole qu’il en sera ainsi. Courtois s’engage alors à
relâcher les deux derniers otages. Il pose simplement une dernière
condition, aussitôt accordée : expliquer aux journalistes
la manière dont l’affaire s’est conclue.
C’est ainsi que Georges Courtois, conduit vers l’aérogare à
l’arrière d’une voiture du RAID, fera sa dernière
déclaration aux médias. (…)
(…) D’autres attaques allaient me toucher davantage : celles concernant
« l’affaire Khalki ». Car il y eut « une affaire Khalki
», fruit de la hargne de certains avocats et de la lâcheté
du ministère de l’Intérieur.
On se souvient que le Marocain croyait être expulsé vers
le pays de son choix. Le vendredi 20 décembre au soir, à
l’aéroport, j’avais donné ma parole sur ce point, en m’appuyant
sur l’arrêté. Je pensais que la France tiendrait ses engagements.
Je me trompais, tout comme Khalki et Courtois. Chacun à notre manière
nous allions être bernés.
Sous prétexte que le Maroc avait finalement refusé d’accueillir
son ressortissant, le ministère de l’Intérieur et la chancellerie
laissèrent pourrir la situation, sans chercher d’autres solutions.
Arrivé au terme de sa garde à vue, le 22 décembre
1985 à 20 h 40, Khalki ne fut plus expulsable, en raison des poursuites
engagées à son encontre par la justice française !
Quoi que l’on puisse penser de lui, le Marocain avait été
victime d’un coup fourré, d’une promesse non tenue.
Il fallait bien un responsable, il en faut toujours un. Dans les heures
qui suivirent, le 23 décembre, j’appris que c’était moi.
Selon mes accusateurs je n’avais pas tenu parole ! Ils savaient pourtant
que j’étais personnellement opposé à l’expulsion.
Ils savaient aussi que j’avais agi sur ordre, en m’appuyant sur une décision
de Pierre Joxe. De même, ils avaient tous connaissance de la décision
du procureur de la République de s’opposer « à toute
notification et à toute exécution de l’arrêté
d’expulsion si ce jour, 22 décembre 1985, avant 20 h 40, heure de
fin de garde à vue du dénommé Khalki, il n’avait pas
reçu l’ordre écrit de la chancellerie de le remettre à
l’autorité administrative ». Ces mêmes accusateurs savaient
enfin que le refus du Maroc était intervenu dès le vendredi
après-midi, lorsque le consul avait reçu des consignes de
son ambassade. Malgré tout, ils continuaient à m’attribuer
le rôle du « traître » ayant agi de sa propre initiative.
Je n’étais pas dupe : le ministre de l’Intérieur redoutant
d’être mis en cause s’était arrangé pour me faire porter
le chapeau !
Profondément meurtri par ces attaques — mon honneur d’homme
était en cause —, je finis par exiger une mise au point. Je crois
n’avoir été jamais aussi incisif envers un ministre et son
entourage. Il était temps de dire la vérité sur ce
tour de passe-passe.
Après bien des tergiversations, signe du malaise qui régnait
Place Beauvau, le ministère se fendit d’un communiqué dénonçant
les « interprétations erronées » et « certaines
mises en cause ». Dans ce texte soupesé au mot près,
il était écrit : « Un arrêté selon la
procédure d’urgence absolue visant Abdelkrim Khalki a été
signé, à toutes fins utiles, dès jeudi après-midi
au ministère de l’Intérieur, une convention judiciaire franco-marocaine
permettant qu’un ressortissant marocain soit poursuivi dans son pays pour
des infractions commises en France. Dans la phase finale des négociations,
conformément aux instructions reçues, le préfet Broussard,
en compagnie du consul du Maroc porteur de cet arrêté, a pu,
en présentant ce document, amener les trois repris de justice à
libérer les magistrats encore retenus en otages et à se rendre.
Cet arrêté d’expulsion n’a pas pu, par la suite, être
mis à exécution en raison du refus des autorités marocaines.
Dès lors, la garde à vue touchant à son terme, une
information judiciaire a été ouverte et les malfaiteurs ont
été inculpés. »
Le ministère omettait de préciser que le Maroc avait
fait connaître son refus avant la « phase finale » des
négociations et non après : la preuve, il n’y avait aucun
pays de mentionné sur l’arrêté ! Autrement dit, l’argument
avancé pour renoncer à l’expulsion de Khalki — « le
refus des autorités marocaines » — n’était pas très
convaincant. Pour ma part, il était clairement spécifié
que j’avais agi « conformément aux instructions reçues
».
L’affaire nantaise allait cependant connaître d’autres rebondissements
en 1986. Khalki fit soixante-treize jours de grève de la faim pour
essayer d’obtenir gain de cause. Certains otages voulurent aussi déposer
plainte contre moi, m’accusant de leur avoir fait courir des risques inutiles.
Enfin, une association de soutien aux trois truands se créa et une
organisation de pseudo-terroristes se livra à quelques menaces et
ont revendiqué une série d’actes de sabotage commis dans
le métro parisien, et sur le réseau SNCF. Dans l’immédiat,
j’étais réduit au silence. Je devais attendre le procès
pour m’exprimer à mon tour. Parler des négociations, du comportement
des uns et des autres, des promesses non tenues. J’avais bien l’intention
de mettre un terme aux accusations.(…)